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DOSSIER : Pratiquer l’Art du « non-faire » Et faire confiance à ce qui est là - Rencontre avec Kankyo Tannier

DOSSIER : Pratiquer l’Art du « non-faire »  Et faire confiance à ce qui est là - Rencontre avec Kankyo Tannier

Danser au milieu du chaos… Ces quelques mots, qui sont aussi le titre d’un livre de la nonne bouddhiste Kankyo Tannier, débordent de sens. Si on ferme les yeux, et qu’on entre dans la danse, on se rend vite compte que le chaos représente la Vie, son intensité, sa poésie, ses hauts et ses bas.


Par Sylvie Lauzon

Il y aurait donc, dans le chaos, de bons comme de mauvais moments. Il est évident que la vie est loin d’être un long fleuve tranquille. Qu’autant le bonheur que la souffrance font partie de ce pas de deux.

Réinventer notre façon de danser
Après deux ans de pandémie, on a la plupart du temps l’impression d’avoir perdu nos repères. On ne sait plus trop comment et pourquoi se remettre en marche. On se sent moins libre qu’avant, comme si une épée de Damoclès flottait au-dessus de la planète tout entière. L’incertitude s’est fait une niche dans nos vies et elle est difficile à occulter. 

Et si cette crise planétaire que nous traversons, qui n’est ni la première et sans doute pas la dernière, était l’occasion de faire autrement, et pourquoi pas de faire mieux! Il ne s’agit pas ici de renverser la vapeur et de redevenir ce que nous étions, mais plutôt de se remettre à la danse et d’y intégrer de nouvelles respirations, de nouveaux rituels, de nouvelles idées, de nouveaux pas.

« J’ai envie de parler aux gens comme s’ils étaient mes voisins, comme ils sont dans la vie. Je pense qu’il y a suffisamment de livres d’enseignement bien écrits et sérieux qui rapportent les propos de Bouddha ou qui parlent de bouddhisme. Moi, je préfère montrer que nous sommes tous pareils. Que la vie est une expérience concrète partagée par chacun d’entre nous. Une vie que, si on en a le courage, nous pouvons tous transformer. »

EN QUÊTE DU SENS DE LA VIE

Déjà, toute jeune, Kankyo Tannier cherchait un sens à LA vie, pas nécessairement à sa vie. C’est peut-être ce qui l’a amenée à choisir un chemin différent, un chemin qui met l’emphase sur la vie en communauté, tout en reconnaissant l’apport de chacune des personnes à l’ensemble. Elle voyait et ressentait la notion de sens au-delà des envies individuelles. C’est à ce moment-là qu’elle entre véritablement dans la danse.

« La quête de sens dépend des valeurs de chacun. Pour certains, ça veut dire avoir une famille, pour d’autres, c’est se mettre au service des gens ou encore aller à la rencontre d’autres cultures. L’important, c’est de faire des choix qui ont du sens et dans lesquels on se sent libre. Pour moi, le sens dont je parle est plus vaste que de se limiter à ma simple personne. C’est vraiment ce qui m’importe le plus. C’est, selon moi, une clé importante à saisir pour les années qui viennent : comprendre qu’être un être humain, ce n’est pas seulement une profession, une identité, des possessions ou un égo. Être un être humain, c’est beaucoup plus vaste que tout ça. »

« À mon avis, il n’y a que la pratique de la méditation qui puisse nous permettre de ressentir cette liberté. Au lieu d’être dirigé.e par mon mental ou manipulé.e par mes émotions, je laisse quelque chose de plus vaste être à l’œuvre dans ma vie. À partir de ce moment-là, je n’ai plus besoin d’avoir une empreinte sur le vivant, je n’ai plus besoin d’acheter ceci ou cela, je n’ai plus besoin de manger trop, de partir en vacances à l’autre bout du monde. Je n’ai plus besoin de tout ça. La vie devient simple. »

RENONCER OU SE RECONNECTER?

On a souvent l’impression que de vivre dans un monastère, c’est renoncer à tout ce que le monde a de meilleur à offrir. Mais à quoi les gens qui y vivent renoncent-ils véritablement?

« Lorsque je suis arrivée au monastère, j’avais des difficultés émotionnelles. J’étais colérique et impulsive. Je me sentais vite mal à l’aise avec les autres. Ce qui a été le plus difficile pour moi, au début, ç’a donc été la vie en communauté. Il y a toujours des personnes autour de toi que tu n’as pas choisies, qui ont leur caractère… Ces personnes deviennent des miroirs permanents de soi. »

« J’ai donc dû apprendre à apaiser mes émotions, à trouver d’autres modes de fonctionnement. Même si on a des conflits avec les autres, quand on se retrouve assis pour méditer à côté de ces personnes, on réalise vite que les déferlements émotionnels sont impermanents et qu’ils passent si on ne les entretient pas. »

JUSTE OBSERVER

« Quand on observe ce qui surgit en temps réel dans notre esprit, on se rend vite compte à quel point on est dispersé. On pense à aujourd’hui, à demain, à hier, à des personnes, à des conversations qu’on a eues. On refait ces conversations… Il y a beaucoup de petites phrases dans nos têtes qui nous disent des tas de trucs pas toujours agréables et qui nous font passer d’une émotion à l’autre. »

« Le monde intérieur est complexe. Mais identifier le contenu du mental est l’une des pratiques les plus libératrices qui puissent exister! Juste regarder, entendre, ressentir, sans juger, sans rejeter, dans un accueil illimité. Tout peut à nouveau circuler librement dans le ciel infini…

Le mot-clé est de prendre conscience. Là, tout de suite, je ressens une agitation intérieure, une tension localisée dans une partie de mon corps. La Voie du Zen est celle d’une connexion serrée à l’instant présent. Et si je veux vraiment suivre cette pratique millénaire, un seul chemin se dessine : accepter l’émotion du moment. »

« Avec la pratique de la méditation zazen, on développe le réflexe d’observation à un point tel que dans les situations de la vie quotidienne, quand l’émotion apparait, on l’observe et elle circule. On ne la retient pas. On ne l’encourage pas plus qu’on ne la décourage. Elle va poursuivre son chemin et créer en nous l’espace nécessaire pour accueillir autre chose. »

LA PREMIÈRE NOBLE VÉRITÉ DU BOUDDHA :  ACCEPTER LA SOUFFRANCE

Que pense Kankyo Tannier du chaos?

« Le chaos fait partie de la Vie. Il n’est pas que tout noir… Il peut avoir un côté vivant, voire scintillant, mais pour arriver à voir ce côté-là, il faut être OK avec la souffrance. Il faut apprendre à danser avec elle. C’est la première noble vérité du Bouddha. La souffrance est un constituant de la Vie. Quand on accepte la souffrance, elle est déjà moins douloureuse. Grâce à la pratique de la méditation zazen, ce qui, avant, me prenait la tête pendant des heures, s’estompe plus rapidement parce que j’arrive à observer et à abandonner mon blabla intérieur. »

« Aujourd’hui, quand j’ai une pensée qui me dérange, je prends tout de suite conscience que la réalité ne correspond pas à cette pensée. Je vois qu’il n’y a pas d’enjeu personnel, qu’il n’y a pas de drame. Et ça s’arrête là! Danser au milieu du chaos, ça veut dire que j’accepte la réalité telle qu’elle est et que j’assume ma souffrance, si elle est présente.  

« À mesure que les années passent, je sens, avec toujours plus d’acuité, une logique d’ensemble. On l'appelle l'Ordre cosmique : une grande organisation, naturelle, fondée sur l’enchainement des causes et des effets, comme une immense horloge aux rouages innombrables. S’abandonner à ce vaste ensemble, à la logique d’une interdépendance s’étirant jusqu’aux confins de l’Univers, me donne confiance en la Vie. Confiance. C’est le mot. »

« Dans mon quotidien, parmi toutes les pratiques que j’ai découvertes, celle qui m’a le plus émerveillée, c’est celle du « non-faire ». D’un point de vue plus élevé, il s’agit purement et simplement de faire confiance à ce qui est là. Faire confiance aux personnes et à leur capacité d’évolution; faire confiance à la vie dans ses méandres, ses tourbillons et ses plages de calme; faire confiance au corps et à son savoir inné; faire confiance aux autres pour nous montrer le chemin; faire confiance à l’Ordre cosmique pour mettre de l’ordre dans le chaos; faire confiance aux amis et aux ennemis pour nous faire avancer. Et comme l’enseigne maitre Pilet : laisser faire la Vie et attendre que la compréhension profonde du corps ait pris la place de la rationalité superficielle… »

« Au cœur de cette confiance, j’espère que ça devienne normal pour l’humanité d’avoir un autre rapport à soi. J’espère que l’être humain du futur sera un être humain plus accompli, plus identifié à lui-même; qu’il ait lâché cette coagulation interne qui le mine. Je souhaite que les êtres humains de demain soient plus spirituels, qu’ils se rendent compte que les différences entre les individus sont sans importance. Je souhaite aussi que son rapport à lui-même soit plus sain et plus ouvert. Enfin, je souhaite de tout mon cœur que l’être humain de demain sache respecter la place de l’autre, tout en se sentant bien avec la sienne. »

Version intégrale du texte dans le numéro où est paru cet article

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