Vivre aujourd’hui, c’est pratiquement gagner à la loterie de la performance. Dès la naissance, nous sommes appelés à nous fondre dans un modèle de conformité exigeant si on ne veut pas être jugé ou pointé du doigt. Il faut performer à l’école si on veut un jour bien gagner sa vie. On doit performer dans les sports et autres activités parascolaires afin de développer des talents qui pourront nous amener à être meilleurs dans tout. On doit se pousser constamment à 100 % si on ne veut pas rater sa vie.
Par Sylvie Lauzon, Journaliste
En fait, on doit toujours faire quelque chose pour se dépasser, pour ne pas gaspiller sa vie. Mais qu’arrive-t-il quand on est différent des autres? Qu’on ne peut pas, et qu’on ne veut pas entrer dans le moule?
Annie Brocoli a mis du temps à se réconcilier avec sa différence. La sienne s’appelle dyslexie. Elle a dû mener plusieurs combats pour arriver à faire ce qu’elle aime dans ce monde qui roule sur une autoroute à sens unique et à la vitesse grand V. Comme elle le raconte dans son livre « En mal des mots », chacun des zygotos issus de la « planète » Zygote est le produit de la rencontre magique entre deux cellules. Chaque zygoto est donc unique et, jusqu’à sa naissance, égal aux autres.
FAIRE DE LA CHIMIE DANS LE PLACARD
La petite Annie était une enfant curieuse, à l’imaginaire débordant. Enfant solitaire, elle préférait faire de la chimie dans le placard de sa chambre transformé en laboratoire plutôt que de jouer avec les deux petites filles qui habitaient sa rue. Elle y avait créé tout un monde dans cette garde-robe dont le plancher porte encore aujourd’hui les marques de ses expériences. Elle aimait la nouveauté, elle voulait savoir comment les molécules réagissent ensemble. Pour elle, déjà, refaire la même chose était difficile. Annie était une enfant éprise de liberté, intriguée par les choses de la vie, intéressée par tout. Elle avait très hâte d’aller à l’école et d’apprendre à lire et à écrire. Elle était peut-être solitaire, mais son imaginaire se nourrissait de son sens inné de l’observation. Avec elle, toute chose pouvait devenir une histoire extraordinaire.
« Tu apprends que tu es différent quand tu commences à te mesurer aux autres. Avant l’école, je n’avais personne à qui me comparer, ma petite sœur n’était pas encore arrivée. Le premier jour d’école, je ne tenais plus en place. Je remarquais tout, les démarches, les tics de tout le monde… Mes personnages viennent d’ailleurs de là, de toutes ces personnes croisées dans l’enfance. À la maternelle, tout va bien, on joue et on imagine. J’avais hâte de commencer ma première année. J’allais apprendre à écrire, j’allais avoir un autre moyen de communication. J’allais pouvoir enfin écrire des cartes à ma mère, pas juste les dessiner. »
J’AI DES LETTRES QUI DANSENT DANS MA TÊTE
Mais voilà, pour Annie, les lettres que le professeur inscrit sur le grand tableau noir dansent. Toutes les lettres de l’alphabet se mélangent et se ressemblent. Elles ne racontent pas une histoire. Pour Annie, les lettres sont comme des symboles qui n’ont pas d’images. Par exemple, pendant une dictée, lorsque le professeur lui demande d’écrire le mot vert, ce ne sont pas les lettres qui apparaissent dans sa tête, mais une foule d’histoires autour de cette couleur. Pour elle, vert = pomme = bruit de la pomme quand on la croque, mais ça ne veut pas dire v-e-r-t.
D’ailleurs, il lui en faudra du temps pour se rendre compte qu’elle ne sait pas lire. Les images des livres racontaient des histoires, ses histoires à elle. Sa mère s’en est aperçue le jour où elle a remarqué que sa fille lisait en tenant son livre à l’envers… Pour Annie, il y avait des images, des dessins, donc quelque chose de photographique à raconter.
« Quand j’ai compris que je n’étais pas capable de lire, quand ma mère a démasqué ma ruse, j’ai eu honte pour la première fois de ma vie. La honte donne chaud, ton cœur bat plus vite, tu as envie de pleurer, tu veux te défendre. Si les autres comprennent, et pas moi, ça veut dire que je suis niaiseuse. J’ai vraiment compris que j’étais une extraterrestre en première année. J’étais comme une astronaute en apesanteur qui flottait parmi les lettres qui apparaissaient et disparaissaient comme quand tu écoutes de la musique en mode aléatoire. »
CACHER MA DIFFÉRENCE À TOUT PRIX
La petite Annie décide donc qu’il faut cacher tout ça le plus possible. Il faut absolument qu’elle s’invente des trucs pour y arriver. Il y a quarante ans, on ne parlait pas ou peu de dyslexie. Déterminée, Annie s’est mise au travail. Les bonnes notes n’étaient peut-être pas au rendez-vous, mais on n’a jamais su à l’école qu’elle était dyslexique. À partir de la 5e année, tout devient encore plus compliqué.
DE GRENIER À BROCOLI
Au fil du temps, Annie a donc développé son « muscle de la débrouillardise. Celle dont les lettres se mélangent et se confondent devient avec ses mots l’idole des enfants. Annie Grenier a semé les rêves qui lui ont permis de mettre au monde Annie Brocoli, qui écrit des chansons et des chorégraphies, qui propose des scénarios de films et de télé. Les rêves d’Annie ont toujours représenté sa sécurité. Elle a travaillé fort et sans relâche pour y arriver.
Cette capacité qu’elle a à cultiver le ludique a surement permis à Annie Brocoli de mieux traverser toutes ces années de batailles avec les lettres et les mots. Au prix de grands efforts, elle a réussi à faire la paix avec sa différence.
« C’est beau d’être différent. Il n’est jamais trop tard pour le reconnaitre. Tout le bagage d’Annie Brocoli me sert maintenant dans les conférences que je propose aux enfants dans les écoles. J’utilise juste assez de merveilleux pour leur faire voir et apprécier leur différence. En groupe, je demande aux enfants d’écrire leur différence sur un carton et de le tenir bien haut au-dessus de leurs têtes. On apprend ensemble à déballer la différence pour trouver la surprise. »
Version intégrale du texte dans le numéro où est paru cet article