Une rencontre avec l’écrivain Alexandre Jardin s'avère chaque fois une rocambolesque aventure. Occupé qu’il est à vivre pleinement sa vie, il a retenu de son « zubial » de père que la vie est un jeu à construire, et de sa mère qu’il ne fallait pas avoir la bassesse de mourir avant sa mort en existant à petit feu.
Par Sylvie Lauzon, Journaliste
En publiant Ma mère avait raison l’an dernier, il fait de sa mère un roman. Pour Alexandre Jardin, les mots ont besoin de voler au silence de leur force émotionnelle pour vibrer avec justesse. Ce que l’auteur a volé au silence pour nous raconter sa mère vibre d’intensité. Quand on lui propose de parler de cohérence, il y va de son grand rire explosif. Pas étonnant, puisque la cohérence ne nous vient pas spontanément à l’esprit quand on pense à lui et à sa famille. Comme toujours, ses mots ont de quoi nous surprendre.
QUESTION DE COHÉRENCE
OU QUESTION DE SENS?
La cohérence est une folie. Qu’est-ce que c’est que cette idée de vouloir s’amputer de quelque chose au nom de la cohésion? Personne n’est cohérent, sauf en société pour avoir l’air convenable. Des tas de morceaux de nous-mêmes se battent à l’intérieur de nous constamment. C’est le contraire de la cohérence. La question est de savoir si ce combat va faire ressortir quelque chose qui a du sens; quelque chose qui va nous permettre d’être au maximum de notre possibilité d’être.
Toutes les grandes destinées sont d’une extraordinaire incohérence. Les grands hommes et les grandes femmes trimbalent des kilos d’incohérence. Au milieu de tout ce magma, ils ont trouvé un sens, sans forcément s’amputer, en vivant entièrement toutes les parcelles d’eux-mêmes.
DEVENIR PLUTÔT QU’ÊTRE
Un personnage comme ma mère rayonne d’incohérence. Ma mère n’est pas intéressée à l’idée d’être, mais plutôt de devenir. C’est le mouvement de la vie qui l’intéresse, pas de s’empailler précocement. Les résignés, ces gens dont l’existence est non menée, ont cessé de devenir. Ils se figent et préfèrent les réponses aux questions. Ils appellent ça réussir leur vie. Si on est quelqu’un qui devient, bien sûr, c'est inconfortable. C’est ça une destinée de grand homme ou de grande femme. C’est quelqu’un qui trouve sa grandeur et qui ne s’arrête pas en chemin.
L’EXTRAORDINAIRE DIFFÉRENCE DE MA VIE DE FAMILLE
Je me suis rendu compte de l’extraordinaire différence de ma vie de famille en grandissant. Nous n’étions pas et ne sommes toujours pas une famille routinière. Dans mon livre, Hector symbolise mes copains. Je voyais les mères des autres. Elles étaient moins rigolotes, plus lentes, moins vivantes, comme dans un film mal monté. Chez nous, on pouvait observer une espèce d’accélération de la vie. On souffrait plus, on riait plus, tout était dans le plus. En élargissant vers le devenir, on est confronté à beaucoup plus de souffrances. Ce n’est pas un problème.
LE COURAGE D’AIMER
Chaque livre qui parle de ma famille est une invitation à vivre plus et à sortir du sommeil. Comme ma mère, j’invite à aimer la vie dans toute sa largeur. À embrasser le bon comme le mauvais. À avoir l’élégance de ne pas mourir avant notre mort.
L’INFINIE BEAUTÉ À METTRE L’AMOUR AU CENTRE DE SA VIE
Si on planifie par exemple les vingt prochaines années, neuf fois sur dix ça n’aura pas lieu. Si on se concentre un peu plus sur l’histoire, sur ce qui se passe, on a plus de chances de durer. On invente sans s’empailler. On mène notre existence. Très vite dans ma vie je me suis rendu compte que les gens avaient cessé de vivre très tôt dans leurs vies. Après, ils essayaient de grappiller de petits moments. Chez beaucoup, j’ai observé une sorte de renonciation. Un peu comme s’ils mouraient en existant à petit feu. On se doit de tenir chaque seconde, chaque respiration pour une chance.
JE DEVIENS SANS CESSE ÉCRIVAIN
Ça ne vient pas tout seul écrire. Si j’écris une scène, il faut qu’elle invite à la sculpture de soi. Si on commence par écrire ce qu’on ressent de la scène, neuf fois sur dix quelque chose de spontané va se produire. Ce sera adroit ou maladroit. On ne s’est pas encore approprié le texte. Des bouts de phrases viennent de l’époque qui écrit à travers nous. Écrire est un long travail d’appropriation pour que tout soit de soi. Pour qu’un livre soit réellement de soi, c’est très, très long. Dans l’idéal, il faut écrire les livres qu’on est les seuls à pouvoir écrire. Les grands livres réussis sont les livres d’une seule personne.
ALEXANDRE, AS-TU ÉTÉ VIVANT?
À la presque toute fin de son roman, Alexandre Jardin imagine une conversation avec ses parents. Il a alors le même âge que sa mère. Elle lui demandera :
Alexandre, as-tu été vivant?
As-tu eu véritablement le courage d’aimer? De te délivrer du besoin d’être choisi? As-tu eu le cœur assez fin pour aimer sans rien demander en retour? Et sans jamais désespérer de l’amour? T’es-tu pénétré de l’idée qu’il n’y a de complétude que dans le manque? Auras-tu suffisamment dérogé à ta tranquillité?
Et son père de lui répondre, sourire aux lèvres : Autant que nous…
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