Si on calcule douze heures entre le réveil et le coucher, moins une sieste de trois heures, il reste neuf heures où, chaque heure, on entendait en moyenne dix « Oh wow » prononcés avec candeur par une petite bouche en forme de cur.
Par Lucie Douville, Éditrice
Ce petit diffuseur de bonheur était Antoine, mon petit-fils de seize mois, avec qui j'ai eu la chance de passer deux semaines, en vacances, à jouer avec son frère et lui.
Métier? Émerveillé!
Antoine passait l'intégralité de ses journées à s'émerveiller. Une tortue? « Oh wow » Une fougère? « Oh wow » Un colibri? « Oh wow » Un avion qui décolle? « Oh wow » À longueur de journée nous étions bercés par ce mantra de l'émerveillé.
À cet âge où ni la peur de perdre, ni le besoin de plaire, ni les qu'en-dira-t-on et encore moins les tentatives de manipulation n'ont d'autorité, la vie est un immense terrain de jeu où Antoine exprimait pleinement et intensément qui il est. Et malheur à celui qui voulait brimer sa liberté. C'est avec force et détermination qu'il le confrontait.
Mais je ne sais pas si vous avez idée de l'effet que produisent quatorze jours d'affilée en présence d'un émerveillé? Si les 50 premiers « Oh wow » sont attendrissant, les 300 suivants forcent le questionnement : mais où est donc passé ma faculté de m'émerveiller? Et pourquoi mon immense terrain de jeu s'est-il vu réduit à un petit cagibi où j'arrive à peine à exprimer qui je suis?
Oublier pour se conformer
Si, à seize mois, on goute à la toute-puissance de l'enfance, l'immense terrain de jeu se réduit petit à petit au fur et à mesure qu'apparaissent les interdits. On comprend assez rapidement que dans l'arène de la vie, le pouvoir n'appartient pas aux plus petits, et qu'il vaut mieux remiser notre toute-puissance si on ne veut pas vivre des conflits perdus d'avance.
Le moule familial est le premier auquel on devra se conformer. Il nous faudra ici élaguer notre personnalité de tout ce qui pourrait nous mettre en « danger ». Certains vont choisir de se couper de leur besoin d'être aimé, d'autres de leur besoin de s'exprimer et d'autres de leur besoin de liberté; certains vont abandonner leur besoin de justice et de cohérence, alors que d'autres vont se couper de tous les rêves qu'ils portaient. À force d'élaguer, on va finir par se mouler. À force d'années, on va finir par oublier tout ce qu'on a dû abandonner pour y arriver.
Viendront ensuite le moule scolaire, le moule social, le moule professionnel et le moule amoureux qui nous demanderont encore un peu de contorsion, mais comme on est déjà habitués de se couper de qui on est, un élagage de plus ou de moins ne change plus rien.
Par peur de perdre
Comment expliquer qu'à seize mois nous sommes des êtres tout-puissants, nous avons une confiance indéfectible en nous-mêmes, nous possédons la capacité de nous émerveiller, de rêver, de voir les infinies possibilités de la vie et surtout, nous avons le courage de défendre aussi bien notre liberté, que notre droit d'être qui on est? Quel grain de sable a le pouvoir de tout bousiller en seulement quelques années? La peur de perdre
Peur de perdre l'amour de mes parents, peur de perdre ma place dans la fratrie, peur d'être pointé du doigt à l'école, peur de l'échec, peur d'être rejeté par mes pairs, peur de perdre mon emploi, peur d'être abandonné par mon amoureux, peur de me retrouver seul, peur de mourir. Voilà pourquoi on choisit de sacrifier notre vie, jusqu'au jour où on a la chance de croiser un émerveillé.
« Souviens-toi Mamie »
Antoine n'a pas encore oublié Il vient me rappeler, par sa simple façon d'exister, que de perdre l'autre est une bien petite perte comparée à se perdre soi-même, qu'on n'a pas à mettre notre vie entre parenthèses par peur de déplaire et que la fierté de se dire sera toujours plus grande que la peur de perdre.
Au-delà de la peur, l'émerveillement nous attend, lové dans une petite bouche en cur et des yeux pétillants. « Oh wow... » C'est ça que viennent nous rappeler nos petits-enfants...
Version intégrale du texte dans le numéro où est paru cet article